CHAPITRE XXX
THARSIS, MARS

Amanda Capelo et Konstantin Ouranis regardaient le bulletin d’informations dans le salon des Blumberg. Dans son bureau (en fait un coin de sa chambre à coucher), oncle Martin préparait ses cours d’université, assis devant son terminal. Le dernier trimestre commençait le lendemain. Tante Kristen était rentrée tôt du travail et s’affairait maintenant à préparer le dîner dans la cuisine minuscule. Oncle Martin était le meilleur cuisinier des deux, mais ce soir, c’était le tour de Kristen. On avait monté le son des informations pour qu’elle puisse les entendre de la cuisine.

« Regardez ! Mon père ! » s’exclama soudain Konstantin.

Amanda ne prêtait pas vraiment attention aux nouvelles, trop occupée à jeter des coups d’œil furtifs au si beau profil du jeune homme, tout en se faisant du souci pour le lendemain.

Le problème, c’était oncle Martin. Ou plutôt, c’était le mensonge d’Amanda.

Elle n’aurait jamais dû laisser croire à Konstantin qu’elle avait presque dix-sept ans. Cela lui faisait… espérer des choses. Il vivait chez les Blumberg depuis maintenant deux semaines, et Amanda avait l’impression qu’il attendait toujours plus d’elle. Et demain, les cours reprenaient à l’université, et oncle Martin partirait enseigner toute la journée, et tante Kristen se rendrait à ce travail qui lui prenait quatre jours par semaine, dans l’exploitation agricole située aux abords de Tharsis. On y cultivait des récoltes alimentaires génémods à fort rendement sous des dômes conçus comme des serres. Jusqu’alors, son oncle et sa tante n’avaient jamais quitté l’appartement en même temps, sauf si Amanda et Konstantin les accompagnaient. Essentiellement parce qu’ils voulaient que quelqu’un soit présent si un appel au telcom concernait le père d’Amanda, disaient-ils. Pourtant, la jeune fille soupçonnait que c’était aussi parce qu’ils souhaitaient éviter qu’elle se retrouve seule avec Konstantin.

Et maintenant, elle non plus ne voulait plus se retrouver seule avec lui.

Mais il était tellement adorable ! Il ne se disputait jamais avec elle, n’exerçait jamais aucune pression, ne tentait jamais rien de ce que les garçons tentent quand ils veulent vous persuader de rentrer dans leur jeu, un sujet qu’Amanda, Yaeko, Juliana et Thekla avaient maintes fois abordé. Konstantin n’était pas comme ces garçons. Il était toujours gentil, toujours doux, toujours attentionné à son égard. Elle lui avait raconté des histoires sans fin sur son père, et il l’avait écoutée avec intérêt, et il l’avait serrée dans ses bras quand elle pleurait et lui avait dit que le professeur Capelo allait vraiment revenir. Konstantin ne se vantait jamais. Et pourtant… pourtant…

Amanda se rendait compte qu’elle allait chaque jour un peu plus loin avec lui. D’abord les baisers légers, puis des baisers plus profonds, puis avec la langue, puis il lui caressait les flancs, ses mains se rapprochaient de sa poitrine…

Il y avait seulement un an, elle n’avait pas de poitrine.

Encore et encore, elle s’exerçait en esprit à lui dire la vérité. « Konstantin, je n’ai que quatorze ans. » Mais chaque fois qu’elle voulait le dire tout haut, elle n’y parvenait pas. D’abord, ce serait avouer qu’elle avait menti. Ensuite, il pourrait très bien ne plus l’aimer. Troisièmement… ce troisième point était difficile à admettre, même pour elle. Mais elle dut bien finir par le reconnaître. Les faits, comme disait son père. Et c’était un fait.

D’une certaine façon, elle ne voulait pas qu’il arrête.

Et pourtant, elle aurait bien voulu ! Et demain, quand oncle Martin et tante Kristen seraient partis…

« Ah-man-dah ? Tu écoutes moi ? C’est mon père !

— Vraiment ? » Elle regarda l’écran. Stavros Ouranis, un homme petit et ventru aux drôles de cheveux noirs hérissés, la surprit : ce n’était vraiment pas de lui que Konstantin et Demetria avaient hérité leur beauté. M. Ouranis prononça quelques mots en grec, et un interprète reprit en anglais : « Je souhaite tout le succès possible à l’amiral Pierce dans ses efforts pour mettre fin à la menace extraterrestre au tunnel spatial #1. Mes gens se tiennent prêts à l’aider de toutes les façons possibles. »

« Ton père est vraiment quelqu’un d’important », dit Amanda parce qu’il fallait bien dire quelque chose. Tante Kristen était sortie de la cuisine, et regardait les nouvelles d’un air absent en s’essuyant les mains dans un torchon à vaisselle.

« Très très important », approuva Konstantin. Ce n’était pas une vantardise, juste une constatation. « Souvent il dire des choses à amiral Pierce et amiral Pierce écouter mon père et faire les choses.

— Oh », dit Amanda.

Konstantin se tortilla dans son fauteuil : « Après dîner, moi et Amanda marcher, madame Blumberg ? C’est OK ?

— Si Amanda est d’accord », répondit tante Kristen d’un ton neutre, et elle disparut dans la cuisine.

« Tu d’accord marcher avec moi, Ah-man-dah ?

— Oui. Mais pour l’instant il faut que j’aide tante Kristen à la cuisine.

— Splendide », dit Konstantin, qui se retourna pour regarder les nouvelles.

Cela l’énervait un peu : Konstantin ne proposait jamais d’aider dans l’appartement, comme tout invité se devait de le faire (c’était du moins ce qu’elle avait appris). D’un autre côté, il demandait chaque fois la permission à tante Kristen quand il voulait l’emmener à Tharsis, même pour aller chez le glacier, dans le bâtiment d’à côté, exactement comme si elle avait l’âge de Sudie. Il était égoïste, et super-poli, et incroyablement généreux, et sexiste, et respectueux, et effrayant, et merveilleux. Il la plongeait tout le temps dans la plus grande confusion.

Après le dîner, il s’adressa à elle, tout sourires : « Allons promener, Ah-man-dah ? ». Soudain, elle voulut plus que toute autre chose au monde se promener en sa compagnie. Lentement, la couleur lui monta au visage. Tante Kristen la dévisagea tristement.

Ils flânèrent jusqu’au parc minuscule situé au bord du dôme de Tharsis. Les arbres et les fleurs génémods adaptés à la lumière martienne formaient une voûte au-dessus de leurs têtes. Le parc était plein de monde ce soir-là : tous les bancs étaient occupés, et il y avait des enfants dans tous les bacs remplis de sable rouge. Les sentiers entre les parterres de fleurs étaient encombrés de promeneurs, et Amanda aperçut plusieurs soldats portant le béret aux barres vertes. À l’extérieur du dôme, la poussière était retombée, et le ciel, remarquablement transparent, scintillait d’étoiles. Tous ces gens étaient sortis pour profiter de la soirée.

« Ah-man-dah, nous marcher dehors, ok ? dit Konstantin.

— Dehors ?

— Oui, splendide, pourquoi non ?

— Mais… Nous n’avons pas les combinaisons ! Ni les pass ! »

Il rit et lui fit un clin d’œil. Il lui prit la main et l’entraîna rapidement hors du parc, dans les rues bondées.

« Konstantin, où allons-nous ?

— Tu savoir bientôt ! Surprise ! »

Elle le suivit, à moitié à contrecœur. Il ne la laissait jamais prendre la moindre décision ! Mais la pression des doigts chauds du garçon dans les siens était délicieuse, et en plus, ce serait vraiment intéressant de sortir. S’ils ne s’éloignaient pas trop.

Il s’arrêta en face d’un édifice sans enseigne, tout au bord du dôme. D’un côté, le bâtiment était construit comme une ziggourat, avec des étages en terrasse qui s’ajustaient à l’incurvation du dôme ; de l’autre côté, il était vertical. Konstantin monta la marche menant à la plate-forme de sécurité, Amanda à sa suite. Le jeune homme se plaça en face du scanner rétinien, qui émit quelques mots en grec. Konstantin répondit longuement, puis s’écarta.

« Maintenant toi, Ah-man-dah.

— Mais où sommes-nous ? C’est quoi, ce bâtiment ?

— Les Entreprises Ouranis. Maintenant toi. Je lui dire laisser rentrer toi. Viens. »

Elle s’approcha du scanner, impressionnée par le pouvoir que le garçon détenait sur les affaires de son père. Le scanner se remit à parler en grec, et Konstantin lui répondit encore. La porte s’ouvrit.

À l’intérieur, un système discuta en grec avec Konstantin. Au bout d’un moment, un chariot-robot leur présenta deux combinaisons-s et deux casques. Konstantin sourit à la fillette, qui se mit à rire, soudain gagnée par l’esprit d’aventure.

Ils enfilèrent les combinaisons. Avant de mettre la sienne, le garçon sortit un cube de données de la poche de sa tunique. Puis Konstantin contrôla amoureusement les joints et les contrôles de la fillette, après quoi il fit de même avec les siens. « Tu vois, ça un canal privé pour parler. Toi et moi.

— OK. Et ça, c’est quoi ? » s’enquit Amanda. Konstantin soulevait une boîte grande et lourde par sa poignée métallique et passait les courroies par-dessus son casque.

« C’est rien.

— Non, vraiment, Konstantin, dis-moi ce que c’est. »

Il fronça les sourcils. « Mon père dire je emmène ça dehors. Émetteur très puissant. Crypté. Va recevoir tout. Il vouloir me contacter partout. Et envoyer messages pour affaires à moi.

— Ça se conçoit, je pense », commenta la fillette. Il arrêta de froncer les sourcils, et elle se sentit soudain plus âgée. Il avait eu honte d’avoir à transporter cet émetteur parce qu’il trouvait que cela faisait bébé, et elle l’avait rassuré ! Elle, Amanda ! Elle lui décocha un sourire tellement radieux que juste avant de lui mettre son casque, il l’embrassa légèrement sur la bouche.

Konstantin glissa le cube de données dans l’émetteur, puis ils traversèrent tout le bâtiment sans croiser personne. C’était le soir, et les employés étaient sans doute tous rentrés chez eux. Le bâtiment possédait son propre accès au dôme. Konstantin saisit les codes, et le sas s’ouvrit.

Dehors, c’était magnifique. Ils se trouvaient du côté opposé du dôme par rapport à la voie de chemin de fer, à l’entrée où la navette ramassait et déposait les passagers du spatioport et aux sentiers qui menaient à l’exploitation agricole. Amanda aperçut quelques rares promeneurs, mais personne à proximité.

Main dans la main, ils s’éloignèrent du dôme. Le sol était complètement recouvert d’empreintes de pas et de véhicules. Près du dôme, les rochers étaient rare, car les touristes et les robots les avaient presque tous ramassés. Mais une centaine de mètres plus loin, les roches naturelles de Mars apparaissaient de nouveau, des roches de toutes tailles, rouges, et noires, et brunes, et jaunes, des roches pour la plupart arrondies et grêlées. Toutes recouvertes de poussière, mais aux yeux d’Amanda, même la poussière était belle.

« Konstantin, dit-elle pour tester le canal privé, autrefois, il y avait un grand volcan ici.

— Oui ? Splendide !

— Il a formé le relief de Tharsis. C’est pourquoi la vue est si belle. C’est mon père qui me l’a dit. »

Comme toujours à chaque fois qu’on mentionnait le père d’Amanda, Konstantin se tourna vers elle avec dans ses yeux sombres un intérêt respectueux. Il lui pressa la main : « Il rentrer bientôt, Ah-man-dah. Je certain.

— Oui », dit-elle ; mais elle n’était plus sûre d’y croire encore. Pendant un instant le merveilleux paysage extraterrestre parut se ternir.

« Bientôt », rajouta Konstantin. Puis : « Regarde ! En haut, en haut ! »

Un météore zébra le ciel nocturne. « Vite, fais un vœu ! Avant qu’il ne touche… oh, trop tard ! s’exclama Amanda.

— Je faire un vœu, oui » dit Konstantin en lui pressant la main.

Ils marchaient toujours. Lorsque le dôme commença à sombrer derrière l’horizon, Amanda lui dit d’un ton ferme : « C’est assez loin, Konstantin. »

Le garçon s’arrêta docilement. Il découvrit un gros rocher et s’y assit en l’attirant à ses côtés. Le rocher était froid sous leurs fesses ; ils ne pourraient rester très longtemps. Konstantin passa son bras autour d’elle et ils se serrèrent aussi près l’un de l’autre que leur permettaient leurs casques.

Amanda gloussa. C’était tellement bête ! Elle s’était inquiétée de se retrouver seule avec Konstantin, et ici ils étaient aussi seuls qu’il était possible, avec des combinaisons-s sur le dos, dans un froid intense et avec des casques bulbeux qui empêchaient même un simple baiser. Bien sûr, le lendemain restait un problème, mais pour le moment elle était aussi protégée que ces vierges vestales dont elle avait entendu parler en cours d’histoire.

« Ah-man-dah, je veux dire vœu à toi », dit Konstantin.

Il lui fallut une minute pour comprendre. « Tu vas me dire quel vœu tu as fait quand ce météore est passé ?

— Oui. Avant, deux semaines plus loin, je dire à toi je t’aime. Te souviens ?

— Je me souviens, répondit-elle en s’écartant un peu de lui.

— OK. Maintenant je dire… Merde ! »

Elle le regarda avec étonnement, mais ce gros mot ne lui était pas destiné. Konstantin fronçait les sourcils en fixant l’émetteur posé à leurs pieds sur le sol rocailleux, et elle le vit changer d’expression. Ses yeux noirs s’écarquillèrent, et quand il se tourna vers elle, son visage exprimait la surprise et la joie.

« Ah-man-dah, un telcom pour toi ! Programme je écrire à lui !

— Quoi ?… Je ne comprends pas…» Était-ce tante Kristen, qui ordonnait à Amanda de rentrer ? Était-elle fâchée contre sa nièce ?

« Je écrire programme ! Pour recevoir messages adressés à toi ou à autres dans paramètres d’adresse ! Même cryptés parce que l’émetteur a puissant programme de décryptage, pourquoi il est gros ! Un telcom pour toi !

— Mais…»

Il la prit par les épaules et la secoua avec tant de force qu’il la fit chanceler : « Ah-man-dah ! C’est telcom pour le système domotique des Blumberg ! Ton père ! »